mardi 21 décembre 2010

Kouider, S., & Dupoux, E. (2005). L'amorçage inconscient du langage

En amorçage, une technique souvent employée est la technique du "masque". On présente l'amorce et la cible séparés par un écran, notamment pour que l'amorce reste inconsciente, le cas échéant. Pour l'audition, les auteurs ont reproduit le même principe, mais avec des sons de parole compressés, présentés par dessus l'amorce. Les résultats montrent que même si les participants ne pouvaient pas identifier l'amorce masquée, il y avait un effet de répétition observable. Ils ont ainsi prouvé que des effets d'amorçage fonctionnaient sur la modalité auditive de la même manière que sur l'écrit.


Avant cela, aucun procédé d'amorçage inconscient n'existait pour la modalité auditive. On avait le processus classique en tâche de décision lexicale, où un mot amorce était présenté, puis un masque et ensuite la cible, mais cela n'avait pas été encore fait avec l'audition. Les études précédentes qui ont essayé de créer un procédé d'amorçage auditif se sont centré sur l'atténuation du niveau d'un stimulus avec un bruit de fond, mais ça n'a pas créé d'effet de masque satisfaisant. D'autres essais ont essayer de créer un amorçage inconscient avec une tâche d'écoute dichotique où l'attention serait orienté vers un distracteur, mais ça n'est pas concluant non plus. Dans la procédure actuelle, les sons sont dégradés seulement de manière temporelle (et non avec du bruit), on les a compressés, et on rajoute par dessus des sons de voix, similaires d'un point de vue spectre (ondes), mais qui sont inintelligibles. Tout du long de l'expérience, ce bruit est introduit, et produit le même effet que le bruit ambiant des discussions dans une soirée. La cible sort clairement du bruit ambiant, mais pas l'amorce, qui n'est pas spontanément détectée par les sujets.

Les théories actuelles sur la reconnaissance des mots parlés identifient 5 niveaux:
  • Niveau acoustique: analyse des sensations
  • Niveau phonologique: activation des phonèmes
  • Niveau lexical: activation des formes de mots
  • Niveau morphologique: retrouver les structures morphologiques
  • Niveau sémantique: accéder au sens des mots
Ils ont manipulés les différentes niveaux pour savoir lesquels marchaient en amorçage subliminal.

Hypothèses
Ils attendent un effet de répétition pour les mots mais pas pour les pseudos-mots, sans qu'il y ait eu conscience du stimulus d'amorce.
Ils attendent également un effet au niveau morphologique.
Ils n'attendent aucun ou peu d'effet d'amorçage au niveau phonologique et sémantique.
Ils attendent un effet de répétition quelque soit la similarité acoustique de l'amorce et de la cible. (expérience 2)

Méthode
104 étudiants, sans problèmes d'audition, parlant le Français en langue maternelle. 88 pour l'expérience 1 (âge: 23) qui passaient avec 1 des 4 taux de compression, et 16 dans l'expérience 2 (âge: 21).
Dans l'expérience 1, 96 paires de mots et 96 paires de non-mots. 24 paires de mots pour chaque condition: répétés, morphologiquement proches (la version masculine et féminine d'un mot: cousin-cousine), sémantiquement proches et phonologiquement proches (proches morphologiquement, mais sans sens commun: mandarin-mandarine). 32 paires de mots dans les conditions: répétition, phonologie et débuts de mots similaires (farotte-zarotte). + 96 mots et 96 non-mots pour servir de condition contrôle: non reliés.
Dans l'expérience 2, 124 paires d'items, la moitié en mots, l'autre en non mots, la moitié en monosyllabique et l'autre moitié en bisyllabique.
La tâche était une tâche de décision lexicale (LTD) sur les cibles. Celle-ci consiste à décider si on a vu/entendu un mot ou un non-mot, en appuyant sur un des deux boutons disponibles. On ne les met pas au courant de la présence d'une amorce. 
L'expérience deux consiste juste à faire varier le fait que ce soit une femme ou un homme qui prononce les mots.

On demandait ensuite aux participants d'effectuer deux tâches sur les amorces elles mêmes: une tâche de décision lexicale, puis une tâche de détection.

Résultats
  • Sur la tâche de détection de l'amorce: les amorces sont perçues pour les taux de compression de 50 et 70%, mais pas pour les taux de 35 et 40%
  • Ils ont observé un effet de la relation amorce-cible de 21 ms
Pour les mots:
  • L'effet de répétition était significatif quelque soit le taux de compression. L'effet de répéition augmentait avec l'augmentation du taux de compression. --> Il y a un effet d'amorce alors même qu'il n'y a pas de perception du stimulus amorce! 
  • L'effet d'amorçage sémantique (que les mots aient un lien entre eux) ne marche que pour le taux de compression de 70%. L'effet de la morphologie (le fait d'avoir un lien masculin-féminin) n'est que pour les taux de 50 et 70%. Ces deux effets (sémantique et morphologique) dépendaient donc de l'audibilité de l'amorce. Il fallait donc entendre l'amorce pour pouvoir accéder au sens et aux ressemblances morphologiques.
Pour les non-mots:
  • Un effet de répétition également observé, mais seulement pour les taux de compression de 50 et 70%
Enfin, l'expérience 2 ne montre aucune différence significative selon que l'amorce et la cible soient dites par la même voix ou par une voix du sexe opposé.
Ils ont retrouvé les mêmes résultats en excluant les participants qui n'étaient pas bons en détection de l'amorce.

Discussion
Ils ont donc trouvé un effet de répétition en amorçage auditif, en utilisant un procédé de compression temporelle des sons et un masque de babillage de parole (l'effet des voix dans une soirée). Cet effet de répétition se trouve même si on n'a pas conscience d'entendre une amorce. (D'autres effets (sémantique, morphologique) sont trouvés également avec cette méthode, mais seulement pour les mots qu'on perçoit consciemment). Cela marche moins bien pour les non-mots, ce qui implique qu'il y a activation des formes de mots abstraites. 

Ces résultats montrent que l'amorçage auditif fonctionne de la même manière que l'amorçage visuel, on y retrouve les mêmes résultats. A part pour la morphologie, où on peut penser à un processus spécifique en modalité auditive.

Néanmoins, le fait de ne pas avoir de résultats significatifs en amorçage sémantique serait peut être observé avec des tâches plus complexes qu'une LDT. De la même manière, les effets plus simples comme la proximité phonologique pourraient être observés également avec des tâches plus simples, parce qu'elles ne demandent pas autant de ressources.

Les résultats montrent que les processus lexicaux en audition ont lieux à des étapes précoces dans le traitement, et de manière inconsciente.


Source: Kouider, S., & Dupoux, E. (2005). Subliminal Speech Priming, in Psychological Science, 16 (8), 617-625

jeudi 9 décembre 2010

Safran, J. R. & al. (1996). L'apprentissage statistique des bébés de huit mois

Les personnes lancées dans un processus d'apprentissage utilisent à la fois des mécanismes d'apprentissage tirées de leur expérience personnelle, et d'autres qui ne le sont pas. Beaucoup d'auteurs préfèrent penser l'apprentissage comme indépendant de l'expérience. Cette étude a étudié l'établissement de syllabes chez le bébé, en ne se basant que sur la perception de régularités statistiques, sans règles apprises, juste avec de l'expérience.

Très tôt dans le développement, des formes très complexes de langage se forment, mais ce qui apparait comme information au bébé est incomplet et n'est pas adapté aux capacités pourtant grande de l'enfant. On considère souvent ce qui ne tient pas compte de l'expérience dans l'apprentissage, et des études ont notamment émis l'hypothèse que ce qui permettait les capacités de compréhension de la langue complexe chez l'enfant ne dépendait pas de son expérience, mais on ne peut pas nier que l'expérience peut jouer un rôle.
Les auteurs ont voulu montrer que les enfants étaient de meilleurs élèves qu'on ne le pense, montrant qu'ils étaient capable de tirer de leur expérience un peu plus que ce dont on leur pense capable. Les enfants sont notamment capable de segmenter les mots et de les reconnaitre quand ils sont présentés isolément.

Matériel
Ils ont utilisé une tâche de segmentation de mots, construits à partir de syllabes. Ces mots n'appartiennent à aucune langue, mais ils sont présentés à chaque fois en un bloc. On présente les mots les uns à la suite des autres, dans un ordre randomisé, dans une première phase d'apprentissage. Ca donne par exemple "gobulikidolagodolikidolagobuli...", avec là dedans les mots gobuli, kidola et doliki qui reviendront toujours avec les trois syllabes qui se suivent, mais les syllabes après seront moins présentes. La probabilité que bu suive go est donc forte, la probabilité que ki suive li l'est moins. Avec des vrais mots, ça donne pour l'exemple "belle fille" que le phonème /l/ vient plus après /b/ que /fi/ après /l/, en terme de probabilités purement statistique. 
Ils ont bien sûr controlé l'ensemble des autres facteurs, comme l'intonation, la vitesse de présentation, l'absence de temps entre la présentation de deux mots, etc.
Ils ont présenté donc en phase pré-test la liste des mots lu par une voix informatisée de femme qui lisait à une vitesse fixe de 270 syllabes par minutes, soit 180 mots, vu que les mots étaient de 3 syllabes. Les enfants faisaient durer le pré-test tant que leur tête était orienté du côté du son.

Ensuite, ils enregistraient le temps de fixation de l'orientation de la tête du bébé (une méthode couramment utilisée) entre les mots et les non mots.

Résultats
  • Les bébés passaient moins de temps sur les mots (tels que déterminés par la suite de syllabes) que sur les non mots.
Ils ont également effectué une autre tâche, similaire, en ajoutant la fréquence des mots qu'ils avaient construit, pour voir si les bébés étaient capables de différencier les mots pourtant moins fréquents statistiquement parlant. Les nouveaux mots créés l'étaient à partir de la fin et du début de deux mots. Il y avait à nouveau une différence de fixation entre les mots et les mots recréés à partir du début et de la fin, mais qui apparaissaient tout le temps dans l'ordre, de sorte à ce qu'ils deviennent indissociables et forment un mot, même s'ils étaient moins souvent rencontrés.

Discussion
La performance des bébés à cette tâche est impressionnante, compte tenu du fait qu'ils ont apprit les régularités statistiques qui font les mots en seulement deux minutes de présentation. En même temps, dans la réalité, les informations langagières ne sont jamais présentées de la sorte (tout à la suite, sans intonation ni temps de pause entre les mots).
Ces résultats impliquent que le bébé possède des capacités à se baser sur son expérience pour apprendre, mais mieux que ça, qu'il n'apprend alors pas uniquement à différencier ce qui est mot selon la régularité statistique de ses syllabes, mais des phénomènes aussi plus complexes.
On ne sait pas contre pas si cette capacité est spécifique au langage ou pas.
Ca remet en cause la grammaire innée de Chomsky, mais ça reste une théorie innéiste, comme quoi le bébé possède de manière innée des mécanismes pour apprendre à partir de son expérience.


Source: Safran, J. R., Aslin, R. N., Newport, E. L. (1996). Statistical learning by 8-month-old infants, in Science, 274, 1926-1928

jeudi 2 décembre 2010

Hsu, M., & al. (2008). Le juste et le bon : justice distribuée et encodage neuronal de l'équité et de l'efficacité

La "justice distributive" est la manière dont les individus ou la sociétés attribue des gains ou des pertes d'une façon juste ou morale. Le choix possible porte entre l'efficacité et l'égalité dans un choix. Cette expérience a montré que le putamen était impliqué dans le jugement de l'efficacité et l'insula réagit à l'inégalité. La région subgénuée caudal et septal (c'est dans le gyrus cingulaire) encode les deux aspects du jugement ensembles. Un sens de la justice est nécessaire pour émettre un jugement, mais cela ne se réduit pas au rationnel, il y a aussi l'émotionnel qui joue. 

Le choix type est donc: "Imaginez que vous êtes dans un camion qui contient 100kg de nourriture à acheminer dans une région de famine, la région et grande et le trajet est trop long pour garder tous les aliments en bon état jusqu'au bout. Vaut-il mieux ne distribuer  alors qu'à la moitié de la population et n'avoir que 5kg d'aliments pourris, ou distribuer à tout le monde, mais avoir 15kg d'aliments perdus?"

L'efficacité voudrait qu'on favorise le jugement qu'on dit "utilitariste". Si on a un raisonnement moral utilitariste, on choisira donc de n'acheminer qu'à la moitié pour limiter les pertes de nourriture, quitte à laisser la moitié de la population sans nourriture.
L'égalité voudrait qu'on favorise le jugement qu'on dit "déontologiste". Si on a un raisonnement moral déontologique, on choisira de donner de la nourriture à tout le monde, même si c'est en plus faible quantité et avec plus de perte.
Pour choisir entre l'une ou l'autre des possibilités, on fait à la fois intervenir la raison, ce qu'on appelle la pensée formelle ou abstraite en psychologie, mais aussi les émotions, en éprouvant par exemple de l'empathie pour les pauvres affamés qui mourront de faim si on ne leur donne rien, ou en imaginant la joie de ceux qui verront beaucoup plus de nourriture que prévu arriver.

Hypothèse
Des régions spécifiques se chargent des aspects utilitaristes et des aspects égalitaires. 
  • Les régions impliquées dans le jugement utilitariste seraient les mêmes que pour le système de récompense, tel qu'il est connu grâce aux tâches de prise de décision classiques, et qui inclue notamment le striatum. Il y aurait aussi les zones découvertes plus récemment comme ayant un rôle dans l'altruisme et l'attachement social: la région subgénué, paralimbique.
  • Les régions de l'émotion, comme l'insula, seraient impliquées dans le jugement de type égalitaire. L'insula étant déjà connu comme étant le centre de décision dans les situations à risque et dans certaines prises de décision prenant en compte le risque vis à vis du bénéfice.

Matériel
26 adultes (dont 9 hommes), d'âge moyen 39,2 ans, ont participé à l'expérience. Celle-ci consistait à choisir à qui prendre ou donner de l'argent (traduits ensuite en nombre de repas) à un groupe d'enfant ou à un autre, les conséquences de chaque prise de décision étant connu (ex: perte de 13 pour un enfant et 5 pour l'autre dans un cas, perte de 15 pour un seul dans l'autre cas). Une première orientation était faite par défaut, pour prendre l'argent sur l'un des deux groupe. Le participant pouvait changer le sens de cette orientation seulement une fois. On lui traduisait ensuite ce qu'il avait enlevé comme nombre de repas aux personnes. (cf. screenshot) En même temps, des données IRMf étaient recueillies.


Résultats
  • En regardant d'abord les régions qui s'activaient à la fois pour les jugements utilitaristes et égalitaires, ils ont trouvé une activation significative de la région subgénuée septuale et caudale. 
  • Ils ont ensuite regardé pour les jugements de chaque type indépendamment, et ont trouvé que le putamen était impliqué dans l'efficacité par rapport à l'inégalité, et n'a pas de corrélation avec le score à un test d'aversion à l'inégalité.
  • L'insula ne s'active pas pour les jugements utilitaristes mais s'active fortement face à l'inégalité, et aux scores d'aversions à l'inégalité élevé. L'insula empêcherait donc l'inégalité d'intervenir, d'où un jugement égalitaire.

Discussion
Ces résultats sont en accord avec le fait que l'insula est plus généralement impliqué dans la violation des normes et qu'il s'active plus ou moins fortement selon la sensibilité des sujets à l'inégalité. Ceux qui ont une activation plus forte de l'insula réagissent émotionnellement plus fortement à l'inégalité et ne peuvent donc pas la tolérer, ce qui les pousse à avoir un jugement déontologique. 

Le traitement de l'aversion à l'inégalité est traité de la même façon et dans les mêmes zones que l'analyse de la prise de risque.

La région subgénuale est importante dans le sens où elle s'active pour les deux types de jugements et pourrait donc être au centre de la prise de décision, faisant ressortir tel norme de choix plutôt qu'une autre. Cette région intègre donc plusieurs valeurs à la fois. C'est en accord avec le rôle qu'on lui connaissait déjà de l'attachement social, de la charité et de la confiance. 


Source: Hsu, M., Anen, C., & Quartz, S. R. (2008). The Right and the Good: Distributive Justice and Neural Encoding of Equity and Efficiency, in Science, 320, 1092-1095