vendredi 11 février 2011

Kouider, S, & Dehaene, S. (2007). Les niveaux de traitement pendant la perception non-consciente : revue des études utilisant le masquage visuel

Cet article présente une review des processus de perception subliminale, observés par des techniques variés: par masque et d'autres méthodes.  On sait que les mots masqués peuvent avoir une influence sur un niveau perceptif, lexical et même sémantique (le sens), ça a même été observé sur l'activation du cerveau: une activation plus faible veut dire moins de conscience (ce qui ne veut pas dire qu'une activation forte amène forcément une prise de conscience). Pour accéder à la conscience, un stimulus doit réunir deux conditions: un input suffisamment fort + un retour top-down attentionnel. 
Ils distinguent ce qu'on appelle le subliminal et le préconscient.

Introduction
Une perception subliminale veut dire qu'un stimulus est invisible, mais qu'il influe quand même sur les pensées, les sentiments, les actions, etc. Par contre, la question se pose encore de savoir si différents niveaux ont besoin de conscience ou non. Par exemple, il est admit que pour une réponse motrice, il n'y a pas besoin de conscience (réflexe), mais il est moins admis qu'on puisse accéder au sens d'une phrase qu'on n'a pas entendu de manière consciente... Il y a trois voies théoriques: ceux qui pensent que le sens ne peut pas être atteint sans conscience, ceux qui pensent que le sens peut être atteint sans conscience, et ceux qui pensent qu'on commence par un accès non conscient, qui va devenir conscient ensuite.
Greenwald a une terminologie pour ça: les processus non conscients sont "dumb" et les processus conscients sont "smart", c'est à dire qu'on peut faire ce qui est basique sans conscience, mais pas ce qui est un peu intelligent...
Il y a également une théorie nouvelle du "global neuronal workspace framework", qui dit que le cerveau est fait de processeurs fonctionnant principalement de manière non consciente, mais qu'on peut, à un moment donné, accéder à plusieurs niveaux, et notamment la conscience, tant que le processeur est relié, par des axones longs, à des neurones du cortex préfrontal et pariétal. 

2. Perspective historique de la perception subliminale
Historiquement, on a commencé à étudier la perception subliminale autours d'expériences sur l'accès au sens de mots présentés de manière courte et entre deux masques. Avec soit des mesures directes (identification, discrimination ou détection) ou indirectes (le temps de réponse plus court pour un amorçage)

3. Démontrer la perception sans conscience
Le mot "subliminal" a été introduit par J. Herbart. Il désignait alors les idées qui se faisaient concurrence sous le seuil de la conscience. Ensuite sont arrivés les expériences démontrant des processus sans conscience: Peirce et Jastrow ont démontré par exemple une réponse motrice à des stimuli non perçus; Stroh et al. ont montré que les sujets discriminaient au delà du seuil de chance des lettres alors qu'ils disaient ne rien entendre, etc.
Puis il y a eu une grosse critique d'Eriksen: on ne peut pas faire confiance à la subjectivité des sujets qui disent ne rien avoir perçu. Si ça se trouve, ils perçoivent mais ne sont pas sûr, donc préfèrent dire qu'il n'y a rien... Ca a amené les chercheurs à chercher de nouvelles mesures indirectes de la conscience... 

4. Démontrer l'influence subliminal du sens
Dans une deuxième phase, Marcel a commencé à utiliser le paradigme du masquage de mots pour rendre les mots invisibles, et a trouvé que les sujets préféraient choisir, entre deux mots, celui qui était relié sémantiquement à l'amorce. Allport a aussi trouvé que quand les gens n'arrivaient pas à reconnaître l'amorce masquée, la plupart de leurs erreurs étaient quand même liés à l'amorce. Marcel a également montré que le phénomène de l'amorçage sémantique (le traitement de mots reliés sémantiquement à un mot présenté avant est facilité) marche toujours sous des conditions de masquage. 
Après les critiques d'Erikson, il y avait des réticences à y croire, mais d'autres études sont venu confirmer ces observations, sur des mots mais également des images. 

5. La chasse aux artéfacts
Après une critique de Holender sur le principe du masquage, on a fait plus attention à la méthodologie. On a ainsi trouvé que parfois, des sujets pouvaient montrer un effet d'amorçage erroné (une facilitation alors qu'il n'y avait pas de prime, par exemple).
On a aussi dit qu'il fallait faire des tâches de détections comportant plus de 20 items.
On a sous-estimé la visibilité du prime, qui, par exemple, est plus visible à la fin, quand on est plus adapté à l'obscurité de la salle de passation, et qui du coup n'est peut être plus subliminal. Et les études montrent que les effets d'amorçage sont corrélés avec la performance aux tâches de détection du signal. 
Il n'y a pas seulement une influence amorce-cible, mais aussi une influence cible-amorce...

On a également cherché à faire une dissociation entre l'amorçage conscient et l'amorçage inconscient. Marcel (1980) a trouvé un effet de facilitation pour les relations congruentes, et inversement pour l'incongruent, mais seulement pour les amorces visibles, pas quand c'était subliminal. On a également une expérience avec une tache d'inclusion-exclusion, où les participants doivent remplir un mot dont on donne la première lettre avec le premier mot qui leur vient à l'esprit, mais ça ne doit pas être le mot amorce. Quand les amorces sont présentés de manière courte et masquées, on remplit les mots par les amorces, cela suggère donc qu'on les traite, mais pas suffisamment pour pouvoir les inhiber consciemment, d'où une différence conscient/inconscient dans la théorie de l'amorçage.

Bien sûr, il faut aussi faire attention à la proportion de chaque mot amorce, s'il y a plus d'incongruent, il y aura plus de facilité à répondre quand c'est incongruent, parce qu'on y est plus habitué, et on mettra plus longtemps aussi avec la congruence, car ce sera surprenant.
Selon le temps de présentation du prime, on a aussi des différences d'amorçage. Pour les amorces présentées dans un délai court (50ms pour un mot), on ne peut plus utiliser de stratégies de prédiction, parce qu'on met plus de ressources à l'identification de l'amorce.

6. Amélioration méthodologiques et fin du scepticisme

On est passé par deux types de masquages. Le premier par Humphrey, avec un masque, puis l’amorce, puis la cible, puis un masque, et le deuxième par Forster, avec un masque, une amorce, puis la cible. Le premier type de masquage a permit de trouver des effets d’amorçage phonologique et orthographique, mais le problème est que parfois même la cible n’est pas perçu consciemment. Pour le type de masquage de Forster, il a été trouvé un grand nombre d’effets d’amorçage : orthographique, morphologique, entre modalités (visuel-auditif), sémantique et traduction.
Une amorce peut être considérée comme inconsciente quand elle est présentée pendant moins de 50ms. On trouve alors régulièrement de l’amorçage morphologique et orthographique, mais plus difficilement pour les amorçages sémantique et phonologiques. Même au niveau cérébral, on a du mal à identifier les amorçages inconscients.

Greenwald a alors proposé d’améliorer le paradigme : en forçant les sujets à répondre rapidement, et statistiquement, en utilisant une régression. Ils ont trouvé alors un effet d’amorçage sémantique, mais qui relève plus d’une catégorisation des mots plutôt que d’un vrai sens sémantique classique.

7. Les points principaux des études d’aujourd’hui
On a eu de nouvelles critiques sur le fait que les résultats subliminaux étaient bien sur un lien sémantique et non un autre. C'est possible que ça soit aussi des liens entre les stimuli présentés avant et le stimulus présent qui ait fait préparer l'action, et donc observer la diminution de temps de réponse.
On se bat quand même toujours pour dire que l'effet d'amorçage sémantique existe dans des conditions subliminales, mais beaucoup apportent également des arguments contre. Nouvel argument: le masquage n'est pas assez efficace, et ce qui est annoncé comme non perçu l'est en fait un peu.

Un nouveau point d'étude actuel est autours de l'imagerie cérébrale: on cherche où est la base de l'amorçage sémantique, et si on peut observer une différence entre état subliminal et état conscient. Il y a notamment une onde (la N400) qui semble attester d'un traitement conscient. Les résultats de l'imagerie cérébrale montrent que les processus moteurs et lexicaux sont accessibles sous la conscience. Sur l'accès au sémantique, à nouveau, certaines disent que oui et certaines que non...
Les données intracraniennes ont rajouté le niveau orthographique comme pouvant être accessible en état inconscient, et elles sont enfin toutes d'accord pour montrer un effet sémantique inconscient! L'émotion également pourrait être présente en subliminal.

On a également trouvé un nouveau paradigme, qui fait de l'inconscience en décalant l'attention. C'est par exemple l'écoute dichotique. Avec cette méthode, on trouve également un traitement sémantique! Ce paradigme a été beaucoup utilisé notamment avec les négligents unilatéraux, étant donné que le principe est de faire ignorer une partie de l'environnement... D'ailleurs, ces participants réussissent à traiter des stimuli subliminaux présentés dans la partie négligée, à un niveau sémantique. Mais cette méthode souffre des mêmes critiques que les autres.

9. Conclusions théoriques
Avec l'amorçage par masque, on observe facilement des traitements orthographiques et lexicaux, mais les traitements sémantiques et phonologiques sont plus difficiles à obtenir.
Avec l'amorçage par inattention, on observe tous les types de traitements, du lexical au sémantique, même en condition subliminale.

Ils proposent donc d'adhérer à un modèle tripartie de la conscience:
  • La conscience: activation forte et ressources attentionnelles disponibles, le stimulus est traité jusqu'au niveau le plus élevé.
  • La préconscience: activation forte mais pas de ressources attentionnelles allouées, le stimulus n'est pas traité consciemment, mais il est traité quand même jusqu'au niveau sémantique.
  • Le subliminal: activation faible, pas de ressources attentionnelles allouées, le stimulus est inconscient, et le traitement ne dépasse pas l'orthographique et le lexical.
Il y a pour ces trois niveau un contrôle top-down: l'attention allouée, et un processus bottom-up: la force du stimulus perçu. 


Source: Kouider, S, & Dehaene, S. (2007). Levels of processing during non-conscious perception: a critical review of visual masking, in Phil. Trans. R. Soc. B, 362, 857–875

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