Même l’auditeur non-musicien possède des connaissances sur le système musical tonal (celui qu’on a l’habitude d’entendre). Acquises par exposition répétée à des pièces musicales, ces connaissances implicites guident la perception. Cet article s’intéresse aux processus d’apprentissage implicites, qui sont à l’origine des connaissances musicales des non-musiciens, et de la perception des structures musicales. Il propose des réflexions autour de l’apprentissage et de l’enseignement de la musique, en rapport avec les nouveaux supports multimédias.
Nombreux sont ceux qui, n’ayant jamais appris la musique, se croient incapables d’apprécier pleinement les œuvres musicales, voire même de jouer d’un instrument ou de composer de la musique. Cette attitude des non-musiciens souligne une incompréhension des processus cognitifs impliqués dans les activités musicales. Voici donc un article qui va vous réconcilier avec vos capacités.
Depuis déjà longtemps, on connait la force de l'apprentissage implicite. On a remarqué que par simple exposition à un environnement, on pouvait apprendre des choses extrêmement complexes, qu'il serait même impossible d'apprendre de manière explicite ! En musique, c'est la même chose ! Les musiciens et les non musiciens ont des savoirs souvent similaires, et des performances dans les tâches d'expérimentation qui sont de même, même si pour les seconds, tout cela n'est pas explicite, verbalisable... Comment ça fonctionne ? On extrait tout simplement les régularités statistiques de l'environnement sonore que l'on côtoie tous les jours. en entendant la musique occidentale, notre oreille s'habitue, et on comprend finalement que la quinte va bien après fondamentale, qu'une quarte est plus sensible, tout ça parce que la quinte est entendu plus souvent que la quarte, et qu'on s'y est donc plus habitué (bien sûr, on peut se demander s'il n'y a quand même pas une sorte de prédisposition pour des sonorités plutôt que d'autres, à suivre...), tout ça, sans savoir le dire. Les régularités que l'on apprend de manière implicite par cette exposition aux sons, et cet apprentissage statistique (même pour ceux qui ne sont pas matheux, ne vous en faites pas) sont de 3 types :
- Régularités de co-occurrence entre les sons (une quinte vient plus souvent après la fondamentale qu'une quarte)
- Régularités psycho-accoustiques inhérentes au son même (le timbre des instruments, la hauteur, etc.)
- Régularités d'occurrence des sons dans un contexte tonal donné (les gammes et les accords). Ce dernier point est très important, car il signifie qu'on ne fait pas qu'intégrer les éléments de chaque note indépendamment, mais qu'on comprend également que tout cela dépend du contexte, est relatif dans le sens où une même note pourra sonner juste ou faux selon ce qui la précède (un sol sonne bien après un do, mais pas après un fa dièse, pourtant, c'est toujours le même sol !). Certains disent même que c'est grâce à cette attente contextualisée qu'on peut créer des oeuvres plus ou moins tendues, voir des émotions, comme dans le jazz par exemple, qui joue tout le temps avec ces codes.
Une seule exposition au matériel musical mène à des connaissances sur les hiérarchies à l’intérieur d’une tonalité (les hiérarchies tonales et harmoniques) et sur les distances entre les tonalités. Dès lors, on développera des attentes visant à diminuer la charge mentale dans l'écoute d'une musique, on réagira plus vite à ce qu'on attend, et on sera surpris quand ça dérogera à la règle apprise, la musique en retour, va toujours essayer d'augmenter cette charge, contrer cette attente, pour procurer des émotions.
Qu'en est-il du développement de ces capacités ? Quand est-ce que cela apparait ?
On avait l'habitude d'étudier les performances musicales de manière explicite, mais les tâches explicites ont mené à sous-estimer les capacités musicales des enfants. A partir de dix ans, les enfants parviennent déjà à différencier explicitement les fonctions harmoniques des accords, comme les accords de dominante et de tonique. C'est même dès l'âge de 6 ans que les enfants commencent à avoir des attentes perceptives réelles. Cela répond d'ailleurs à la question de savoir s'il existe des prédispositions innées : apparemment, ce n'est pas le cas. Il faudrait vérifier cela avec une étude de développement d'enfants accoutumés à une musique non tonale, non occidentale, et les tester sur la même musique occidentale pour comparaison. Il me semble que les résultats seraient positifs, confirmant qu'il n'y a pas de prédisposition à telle ou telle forme de musique, et que tout est possible à la naissance. L'enfant fonctionne déjà comme cela pour la langue maternelle, différente pour tous, mais acquise à force d'apprentissage implicite des régularités statistiques de la langue, tout comme c'est le cas pour la musique, alors pourquoi ne pourrait-on pas transférer ces résultats somme toute déjà proches ?
Ainsi, une pièce musicale peut être représentée comme un voyage dans l’espace tonal. Pour l’auditeur, les distances entre les événements (notes, accords) créent des tensions et des détentes, et les connaissances musicales servent à suivre le voyage de la pièce musicale. En réunissant la théorie de l’espace tonal avec les principes d’ergonomie cognitive, des animations vidéo ont été créées afin de visualiser de façon intuitive le « voyage tonal » pendant l’écoute d'une pièce. Lors de l’écoute, l’utilisateur se déplace dans un espace à trois
dimensions autour de planètes et satellites – avec musique et déplacements synchronisés. Il s'agit d'un formidable outil didactique, utilisant le multimédia pour l'apprentissage de la musique !
dimensions autour de planètes et satellites – avec musique et déplacements synchronisés. Il s'agit d'un formidable outil didactique, utilisant le multimédia pour l'apprentissage de la musique !
Conseils pour les pédagogues
On avancera sans grand risque qu’il est préférable de prendre appui sur les apprentissages implicites que de les combattre,L’acculturation tonale des élèves qui peuplent ces classes est pourtant suffisante pour donner accès au grand répertoire. Il n’y a pas d’obstacle cognitif qui interdise l’approche d’une courte pièce de Bach ou de Brahms. Les réticences sont d’une autre nature, et c’est finalement la façon dont le pédagogue va amener et conduire l’écoute qui déterminera le succès ou le rejet. Il en va tout autrement lors de l’indispensable approche de langages musicaux pour lesquels ces apprentissages implicites sont inexistants, parce que ces musiques sont absentes de l’environnement quotidien des apprenants : musiques d’autres cultures, musiques savantes d’aujourd’hui, par exemple. Dans ce dernier cas, l’enseignant pourra, s’il dispose du matériel nécessaire, bénéficier de la puissance des nouvelles technologies et se livrer à un véritable travail multimédia.
Les outils d’apprentissage de la musique doivent partir des formats de représentation immédiats des non-experts et combiner de façon avantageuse les possibilités de représentation multimodales pour faire évoluer les représentations initiales vers celles des experts (principe d’affordance). La multimodalité devrait être utilisée comme un moyen puissant d’expliciter la structure de systèmes complexes et pour permettre à l’utilisateur d’élaborer avec aisance une représentation mentale du système compatible avec celle des experts. La multiplication des formats de présentation des informations (texte, images, animations, vidéo, son, voix off, etc.) entraîne souvent un coût cognitif important pour l’utilisateur comparativement au faible gain en termes d’apprentissage. Cette surcharge informative s’accompagne également souvent d’une organisation des connaissances exposées reposant sur des modèles inadaptés par rapport à l’état initial des connaissances dont disposent les apprenants. La réduction de la quantité d’informations et l’optimisation des modes de présentation de ces informations est essentiel. En musique, il existe plusieurs formats de représentation du phénomène sonore. La partition est le format le plus connu. Cependant, son déchiffrage nécessite des connaissances solfégiques et une pratique régulière. Il existe d’autres formats de représentation musicale : la tablature des instruments à cordes ou, depuis l’apparition des nouvelles technologies, les sonagrammes (représentation du spectre), les formes d’ondes (représentation de l’amplitude), les pistes d’un logiciel de montage et le piano-roll d’un séquenceur. Ces formes ne doivent pas imposer un codage supplémentaire au cerveau, il faut donc qu'elles soient compréhensibles facilement, intuitivement. Il faut que l'outil soit suffisamment précis et complet pour apporter de réelles connaissances, tout en étant attractif sans tomber dans le pur amusement ou la simple initiation.On se centrera plus sur une seule dimension à faire passer, pour diminuer le coût cognitif.
Un des problèmes cruciaux posé à la pédagogie de l’écoute est celui de l’attention. La perception des structures musicales est fortement dépendante de la façon dont les processus attentionnels vont être mis en œuvre par l’auditeur. La plupart du temps, la musique possède une structure complexe et délibérément rendue ambiguë par les compositeurs. Souvent, la musique est constituée de plusieurs parties instrumentales simultanées. L’écoute de ces parties instrumentales reste très difficile pour tout auditeur non-expert, puisque le système attentionnel humain semble extrêmement contraint dans sa capacité à partager l’attention. La formation de l’oreille musicale repose en grande partie sur le développement de ces capacités d’attention partagée et sélective. Contrairement aux méthodes traditionnelles qui exercent avec peine ces capacités 16 , l’outil multimédia offre la possibilité de focaliser l’attention sur tel ou tel élément de la structure musicale. Déconstruire – une composition, un procédé d’écriture, une sonorité instrumentale, etc. – offre la possibilité de révéler les structures et conduit, par conséquent, à une meilleure appropriation du contenu musical. Par ailleurs, le processus inverse – reconstruire une pièce musicale, un timbre, etc. – est lui aussi extrêmement formateur, d’autant plus qu’il apporte une dimension créatrice.
Source : Tillmann et Lalitte (2005). Apprendre la musique : perspectives sur l’apprentissage implicite de la musique et ses implications pédagogiques. Revue française de pédagogie, 152
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire